Dans une société du travail, on peut s’attendre à vérifier trois propositions. D’abord, le travail permet de changer de niveau de vie. Ensuite, la majorité de ce que les gens possèdent provient de leur travail. Enfin, ceux qui travaillent vivent mieux que ceux qui ne travaillent pas. Qu’en est-il de la société française en ce début du XXIe siècle ?

Dans les années 1950 à 1970, avec une évolution annuelle moyenne du pouvoir d’achat autour de 4 à 6 % (d’après les séries longues de l’Insee), on doublait effectivement son niveau de vie en une quinzaine d’années de travail. Dans les décennies suivantes, il fallait plutôt une vie entière de travail, environ quarante ans. Depuis une dizaine d’années, ce n’est plus accessible à la grande majorité des travailleurs : avec une évolution du pouvoir d’achat qui tangente le 1 % par an, il faudrait maintenant plus de soixante-dix ans de travail pour vivre deux fois mieux. Dit autrement, travailler ne permet plus à la plupart des gens, aujourd’hui, de changer de niveau de vie. L’ampleur de la fortune héritée

Est-ce que le patrimoine des personnes est d’abord le fruit de leur propre travail ? Non. D’après le rapport du Conseil d’analyse économique « Repenser l’héritage » (décembre 2021), la fortune héritée représente aujourd’hui 60 % du patrimoine total, contre 35 % dans les années 1970. Autrement dit, la majorité de ce que les Français possèdent est due au hasard de leur naissance, et non à leur mérite individuel. Même ceux qui travaillent le plus (les 1 % les plus rémunérés, au-delà de 8.700 euros net par mois) ne peuvent plus acquérir, par toute une vie de travail, le patrimoine moyen des héritiers les plus chanceux (le Top 1 % des héritiers d’une génération reçoit en moyenne 4,2 millions d’euros nets de droits).

Est-ce qu’alors ceux qui travaillent vivent mieux, en moyenne, que ceux qui ne travaillent pas ? Non plus. Les chiffres du Conseil d’orientation des retraites de février 2023 sont limpides : en prenant en compte les loyers imputés, c’est-à-dire en tenant compte de la différence entre le fait d’être propriétaire ou pas de son logement, les retraités français ont un niveau de vie supérieur non seulement à l’ensemble de la population, mais aussi à celui des actifs. Certes, l’objection traditionnelle d’un droit à une pension gagnée à la sueur d’une vie de travail tient sur le principe, mais elle ne tient pas sur le niveau : les pensions actuelles sont supérieures aux cotisations acquittées pendant la vie, de 30 à 50 %, pour des raisons démographiques. Une société de rente et d’héritage

Que faudrait-il faire pour remettre le travail et le mérite au fondement de la société ? Baisser les cotisations sociales et l’impôt sur le revenu pour que le travail paie davantage, en compensant le manque à gagner pour les finances publiques par une hausse de la TVA. Se rapprocher de l’égalité des chances en augmentant les droits de succession sur les héritages les plus importants (par exemple le dernier décile). Revaloriser le travail par rapport à la rente en stabilisant le niveau des pensions de retraite en valeur absolue, pour baisser leur part dans le PIB.

Ces propositions simples et claires seront considérées comme électoralement impraticables. Mais si on ne prend pas même pas le risque de les soumettre au suffrage, tirons-en au moins la conclusion : nous sommes redevenus une société de rente et d’héritage, plus que de travail et de mérite, et nous comptons bien le rester. La société du travail est en train de disparaître, par la volonté majoritaire.

Antoine Foucher est président de Quintet Conseil.

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