Des millions de Mexicains fuient leurs responsabilités de père, laissant aux mères seules la charge des enfants. Le combat de Diana Luz Vazquez a permis l’adoption d’une loi afin d’obliger ces «endettés alimentaires» à payer leur pension, au risque de poursuites.

Pas un pan de mur n’est resté vierge. Sabina a recouvert toutes les parois de sa maison de dessins multicolores : son chat Michi, des silhouettes d’elle et de sa mère, des empreintes de main bariolées, et des dessins propres à l’imagination d’une fillette de bientôt 7 ans. Des gribouillis aussi. «Quand elle a commencé, je lui ai dit d’arrêter. Mais elle a continué, alors je l’ai laissée faire.» A 37 ans, Diana Luz Vazquez vit seule avec sa fille Sabina dans ce deux pièces du quartier résidentiel de Tlatelolco, près du centre historique de Mexico. Leurs regards complices disent tout d’un duo qui a surmonté bon nombre d’épreuves. Sur une commode, la biographie de Michelle Obama, Chère Ijeawele de la Nigériane Chimamanda Ngozi Adichie, et Mère désobéissante de l’Espagnole Esther Vivas. Une cinquantaine d’ouvrages féministes peuplent sa bibliothèque. Un mégaphone taché de peinture violette, stigmates d’une manifestation bruyante et colorée, trône comme une œuvre d’art.

Diana Luz montre la couverture de son livre à paraître en septembre : Salvavidas para mamás solteras autónomas («Guide de survie pour mères célibataires autonomes»). 300 pages de luttes, qui sont aussi celles de millions de Mexicaines. Plus de 4,2 millions, selon l’Institut national des statistiques et de géographie. Et les trois quarts de ces femmes ne reçoivent pas la pension alimentaire du père. «La Terre les a avalés ou quoi ? Les chiffres sont flous car l’Institut parle aussi de 11,5 millions de cheffes de famille [soit un tiers des foyers du Mexique, ndlr] . Mais c’est en réalité beaucoup plus car elles sont nombreuses à ne pas réclamer ce dû ou ne déclarent pas l’absence du père.»

Diana Luz se sert un café dans une tasse à l’effigie de Malala Yousafzai, prix Nobel de la paix en 2014 pour s’être battue en faveur de la scolarisation des filles pakistanaises. «On a trop romantisé la “mère courage” tout en déresponsabilisant ces messieurs. Beaucoup de femmes arrêtent leurs études pour s’occuper à 100 % de leur progéniture, des grands-mères censées se reposer redeviennent mamans… Ce que font ces hommes, c’est de la violence normalisée, non visible et qui ne dit pas son nom. Moi, je dis régulièrement que les hommes aussi avortent.».

Subterfuges et patrons complices

Cette conseillère en communication s’active depuis quelques années afin de promouvoir la «loi Sabina» – au Mexique, de nombreuses lois portent le nom de victimes ou d’activistes. Le 22 mai, le Congrès de Mexico a voté la loi Sabina, réformant 57 points de «la loi générale pour les enfants et adolescents». Elle oblige notamment le père à payer sa pension. Sans cela, il encourt désormais l’interdiction d’obtenir un passeport, un permis de conduire, la garde partagée, ou un poste à responsabilité politique. Avant les élections fédérales du 2 juin, qui a vu Claudia Sheinbaum, 62 ans, être élue présidente du Mexique, des candidats masculins ont ainsi été traqués à travers le Registre national des obligations alimentaires et déclarés inéligibles. Certains pères fautifs ont été disqualifiés après l’élection. En France, un projet de loi visant à combattre la précarité des «mères solos» devait aussi voir le jour, mais la dissolution du Parlement par Emmanuel Macron a freiné cette initiative.

Diplômée, déterminée et au fait des lois, Diana Luz a obtenu gain de cause l’an dernier. «Le monsieur me doit encore 300 000 pesos [15 500 euros], soit près de trois ans de pension alimentaire. On a conclu un accord sur 10 000 pesos mensuels en se basant sur la qualité de vie, l’école de la petite», se réjouit Diana Luz. Parfois, les pères utilisent des subterfuges pour fuir leurs responsabilités. «Ils se font faussement renvoyer, et demandent à leur patron de continuer à les employer sans les déclarer, dénonce Martha Magaña, juge fédérale dans le Morelos, au sud de Mexico, le dernier Etat à avoir adopté la loi Sabina, le 10 juillet. Les patrons sont complices. Il y a des cas où c’est le cousin qui reçoit le salaire pour que le père échappe à la pension.» Diana Luz se souvient des manigances de son ex-conjoint. Elle sourit jaune : «Face au juge, il avait minimisé notre relation, racontant qu’on avait juste couché une ou deux fois ensemble et ivres… alors qu’on a eu une relation de deux ans ! D’ailleurs, c’est un récidiviste, je me suis rendu compte qu’il avait des gamins un peu partout.»

C’est en 2021, à Oaxaca, sa ville d’origine, que le combat a commencé pour Diana Luz : «Loin de moi l’idée de lancer un vrai mouvement. Je voulais juste que le père de ma petite affronte ses responsabilités. Je me suis alors inspirée des “étendages” des victimes d’agressions sexuelles qui accrochent les portraits de leurs agresseurs sur des cordes tendues en pleine rue pour les dénoncer. Mais seule, je n’y serais pas parvenue. J’ai lancé un appel sur Facebook et en une semaine, j’avais récolté 80 photos !» Les participantes se rendent alors à la célèbre place de Santo Domingo. Elles alignent sur un fil à linge les visages de ces hommes qui négligent leurs obligations parentales. Au risque de s’exposer à des insultes : «Flemmarde», «vénale», «assistée», énumère-t-elle. «On nous fait passer pour des profiteuses. On disait que nous faisions ça pour faire du shopping !»

Pourtant, la stratégie de l’affichage fonctionne. Le chisme, le cancan propre aux Mexicains, prend : «Les ragots fusaient, chacun apprenait qu’il avait un endetté alimentaire dans son entourage. Certaines apprenaient que leurs mecs avaient des enfants cachés ou non reconnus dans d’autres foyers. Si la justice ne les atteint pas, alors que la honte les atteigne ! D’ailleurs, je veux bien nommer ce monsieur ici [le père de sa fille]. Son nom est Martín Rosado Chávez !» Test ADN

Cette irresponsabilité des pères s’accompagne souvent du refus de reconnaître l’enfant. Marla Sabrina Felix, 34 ans, a bataillé dix ans afin que le géniteur de sa fille, Darla, accepte sa paternité. «C’est un avocat puissant. Il menaçait de me fermer toutes les portes si je continuais cette quête pour l’obliger à la reconnaître.» De trente ans son aîné, il lui fait subir des violences psychologiques et même physiques. En 2021, la justice le contraint à réaliser un test ADN : positif. «Pour se venger, il a mis en cause mes mœurs, me faisant passer pour folle, disant que je n’étais pas capable d’élever Darla tout en refusant lui-même de s’en occuper. Il m’a aussi accusée d’être tombée enceinte pour vivre comme une assistée !»

Marla subit alors ce qu’on appelle la violence «vicariante» ou «par substitution», où les enfants sont instrumentalisés par le père pour affecter la mère. «Parfois, ils demandent la garde simplement pour ne pas avoir à payer de pension, explique Martha Magaña. C’est une forme de violence machiste. Il arrive fréquemment que les petits subissent des violences physiques afin de punir indirectement la maman.» Au Mexique, 90 % des auteurs de violence vicariante sont aussi endettés alimentaires. Marla est finalement parvenue à contraindre le géniteur de sa fille à payer son dû. «La pension représente 20 % de sa retraite comme enseignant, mais ne prend pas en compte ses honoraires d’avocats. Lui va au golf, voyage, mais il n’en fait pas profiter sa fille. Or un père doit pouvoir donner à ses enfants le même train de vie que le sien !» Machisme et corruption

Des milliers de femmes abandonnent ce combat pour protéger leur santé mentale et éviter les violences parfois irréparables. «Les endettés alimentaires, c’est comme une pandémie, lâche Ana Francia Mor, présidente de la Commission d’équité de genre au Congrès de Mexico. Ce n’est pas un oubli par-ci par-là, mais un problème systémique. Et la société est complice : les entreprises, l’Etat, les juges.» Martha Magaña abonde : «Il y a tout un tas de juges qui ont une lecture machiste des lois et qui traînent des pieds. Certains sont eux-mêmes des endettés alimentaires !» Dans un pays au système judiciaire lent et corrompu, le taux d’impunité en matière de délit atteint les 96 %, selon le centre de recherche México Evalua.

«Le système patriarcal et néolibéral exploite les individus et les femmes sont surresponsabilisées dans le domaine du soin et de l’attention, assure Ana Francis Mor. Ce n’est plus à nous mais à l’Etat de prendre soin des individus dans le but de nous émanciper en tant que femmes.» En 2019, le gouvernement a lancé une bourse pour mères célibataires de 4 000 pesos mensuels (200 euros). Ana Francis Mor espère que l’élection de Claudia Sheinbaum, première présidente de l’histoire du pays, permettra de questionner les rapports de genre au Mexique.

Il ne manque plus que le plafond et Diana Luz aura fini de peindre en violet la deuxième pièce de son appartement ; qui deviendra la nouvelle chambre de Sabina. Jusqu’ici, elle dormait avec sa mère. La petite y a déjà installé ses poupées Barbie. «Sabina est une battante, une féministe. C’est elle la première à vouloir déplier les affiches lorsqu’on fait des étendages», s’amuse Diana Luz, fière de sa fille. L’espiègle Sabina court après Michi partie se cacher sous le canapé. «Elle est consciente, elle sait qu’elle a un père qui l’a abandonnée. Mais c’est une fille équilibrée. Qui sait, peut-être qu’un jour elle ressentira ce manque…» Au Mexique, des millions d’enfants vivent sans père. Mais ils peuvent compter sur ces millions de mamans autonomes qui ne les abandonneront pas.

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