Morgane Tual : Après vingt ans de domination des grands réseaux sociaux, nos usages du Web ont changé. Les internautes se réfugient dans des cocons privés, reléguant les grandes plateformes à des lieux de divertissement plus que de conversation, où peine à subsister une culture commune.

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Le règne de la page « pour toi »

Mais certains prédateurs s’adaptent. Pour répondre à l’appétence des internautes, Meta investit dans ses messageries WhatsApp, Messenger et Instagram ; chouchoute les groupes Facebook, très populaires auprès des utilisateurs ; et développe des moyens de s’exprimer en petit comité (les « amis proches » sur Instagram). YouTube, de son côté, a annoncé en septembre la création de « communities », des espaces de discussion entre fans d’une personnalité de la plateforme, « un lieu où ils se sentiront inclus et compris par des personnes qui leur ressemblent »et où ils pourront « s’exprimer de façon authentique », dixit le communiqué. Avec le risque, pour les utilisateurs, que ces espaces ne se retrouvent, eux aussi, corrompus – les grands groupes cherchant à les monétiser, notamment en y faisant entrer les annonceurs.

Ces changements dans le comportement des internautes sont aussi une manière de justifier la généralisation des algorithmes de recommandation. Après des années à afficher, sur leur page d’accueil, les publications des contacts de l’utilisateur par ordre antéchronologique, les grands réseaux sociaux ont introduit des algorithmes modifiant considérablement le contenu proposé. Les posts d’« amis » s’y raréfient, perdus au milieu de publications d’inconnus et de publicités. Un changement honni des utilisateurs – un mouvement appelant Instagram à « redevenir Instagram » avait même rassemblé, en 2022, des stars comme Kim Kardashian et Kylie Jenner. « Les gens se plaignent, nous disent : “Vous ne montrez plus les posts de nos amis.” C’est parce que vos amis ne postent plus tant que ça dans lefeed », se justifiait Adam Mosseri, l’an dernier.

Malgré les protestations, force est de constater que l’introduction de ces algorithmes a eu l’effet escompté : le temps passé sur Facebook a ainsi augmenté de 7 % en un an, s’est félicité Mark Zuckerberg, en octobre 2023. Et pour cause. Ces algorithmes ultrapersonnalisés, grâce à des systèmes d’intelligence artificielle nourris de nos données, savent quels contenus sont susceptibles de nous happer, de nous faire rester, et donc de nous monétiser grâce aux publicités.

L’exemple le plus réussi étant celui de TikTok, drôle de « réseau social » qui ne cherche pas tant à mettre en lien ses utilisateurs avec leurs amis que de leur imposer d’emblée une page « for you » (« pour toi ») shootée aux algorithmes, sorte de zapping vidéo ultra-addictif. Un concept copié par tous, l’exemple le plus récent étant Snapchat, qui a annoncé en septembre la création de sa propre page « for you ».

« Il est difficile de parler d’un Web commun »

Résultat : nous ne partageons plus de Web commun. Les algorithmes enferment les internautes dans des silos informationnels confortables, où leur sont servis les contenus les plus aptes à leur plaire – des chats pour les amateurs de chats, du tricot pour les amateurs de tricot, des complots pour les amateurs de complots. Les fameuses « bulles de filtres » théorisées par le militant et entrepreneur américain Eli Pariser en 2011, qui nous avaient éclatées à la figure lors de l’élection du président américain Donald Trump en 2016. Pour une partie des Etats-Unis, enfermée dans sa bulle démocrate, la victoire du candidat républicain était inconcevable, au point d’en faire un sujet de plaisanterie. Dans la bulle concurrente, l’homme d’affaires renforçait au contraire sa notoriété et les espoirs d’Américains contrariés. Les deux se croisant peu, voire jamais, ni sur Internet ni ailleurs.

Treize ans plus tard, on assiste à « une amplification de ces bulles », selon Stéphanie Lukasik, experte au Conseil de l’Europe sur la responsabilisation des usagers et des créateurs de contenu. « On s’est habitués à être confrontés aux contenus qui nous intéressent. On n’a plus à faire l’effort de chercher l’information, on fait une économie de coût cognitif, poursuit la chercheuse. Etant donné la personnalisation de plus en plus poussée sur ces réseaux sociaux numériques, il est difficile de parler d’un Web commun. Ces plateformes ont beau permettre de rencontrer le monde entier, on y rencontre les personnes qui nous ressemblent. On a donc beaucoup moins de choses en commun. »

Nous nous retrouvons « seuls ensemble », dit-elle en clin d’œil au titre d’un ouvrage de la psychologue américaine Sherry Turkle (L’Echappée, 2015) : « Nous sommes seuls devant nos écrans, tout en étant quand même ensemble sur cet espace qui se veut commun, mais qui finalement nous éloigne de plus en plus des autres. »

Le journaliste américain Ryan Broderick, spécialiste de la culture Internet, estime de son côté que nous sommes passés à l’ère « postvirale », au point qu’il est désormais difficile d’identifier ce qui fait événement sur le Web. Il évoque le cas des vidéos TikTok les plus populaires de l’année : « Les avez-vous vues ? Avez-vous seulement entendu parler de leurs auteurs ? J’en doute ! », écrivait-il en novembre. Vous pouvez faire le test vous-mêmes avec le plus gros carton de 2023 : une vidéo de maquillage signée Nyadollie.

Ryan Broderick a baptisé la période que nous vivons comme étant celle du « Web vaporeux » : « Il y a de plus en plus d’Internet, il s’y passe de plus en plus de choses – avec des enjeux géopolitiques de plus en plus importants. Et pourtant, il est quasiment impossible de saisir ce qui s’y passe. » D’autant que les grandes plateformes réduisent les unes après les autres les outils permettant de mesurer le succès des contenus. TikTok ne permet pas, par exemple, de savoir quelle est la vidéo la plus vue sur une période donnée. Et Meta a désespéré les chercheurs et journalistes en fermant en août CrowdTangle, un logiciel permettant de suivre en temps réel la propagation de contenus sur Facebook et Instagram.

Les influenceurs, nouvelle caste d’internautes

La vaste agora que devait être le Web n’est plus – si tant est qu’il l’ait un jour vraiment été. Ce cyberespace rêvé par les premiers idéalistes d’Internet, où chaque parole pourrait s’exprimer à égalité, pour venir nourrir un débat public, mondial, plus riche que jamais, a fait long feu. Les réseaux sociaux en étaient la tentative d’incarnation la plus aboutie, et la déception fut à la hauteur de l’espoir : diffusion de fausses informations, harcèlement, exploitation des données personnelles, complotisme, manipulations politiques, deepfakes pornographiques, débat hystérisé…

Désormais, les membres de l’agora se taisent. Mais regardent. Continuent de scroller à l’infini, à absorber des contenus. Sur les réseaux sociaux, nous sommes devenus spectateurs, à la recherche d’un divertissement plus que d’une connexion sociale. Tom Alison, directeur de Facebook, l’écrivait lui-même l’an dernier : « Il y a eu un changement ces dernières années, les gens viennent davantage sur Facebook pour se divertir, découvrir quelque chose de nouveau, ou s’informer sur ce qui se passe dans le monde. »

Le Web public se divise désormais en deux : ceux qui regardent et ceux qui sont vus. « Une minorité d’utilisateurs produisent la grande majorité des contenus », constatait ainsi, en février, une étude de l’institut américain Pew Research Center sur TikTok. Des créateurs de contenu de plus en plus professionnalisés, nouvelle caste du Web, qui prennent sur eux la charge de l’impudeur générale. Influenceurs ou aspirants, experts du selfie, du récit de vie, de la mise en scène et de la monétisation de soi.

Le youtubeur français Inoxtag en a récemment fait la démonstration, en mettant en scène son défi de conquête de l’Everest, avidement suivi par des millions d’abonnés. Son documentaire, Kaizen, fut un triomphe en salle et sur YouTube, et sera bientôt diffusé sur TF1. Alors que les internautes se replient dans des espaces clos, toujours sous la coupe des grands acteurs du numérique, ils témoignent de l’échec de l’agora globale qu’était censée nous offrir Internet. Et de la prospérité de ce qui commence petit à petit à ressembler à la télé du XXIe siècle, avec ses stars, ses dramas , et son public mutique.

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